Mon amour pour un personnage de fiction

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Pour fêter mon arrivée à la Nouvelle Orléans, une déclaration d’amour au personnage de Blanche.

Un Tramway nommé désir, pièce à succès de Tennessee Williams, a été adapté en film par Elia Kazan en 1950. Je l’ai vu pour la première fois en 2005 lors d’une rétrospective consacrée à Marlon Brando au festival international du film de La Rochelle. Blanche arrive dans un quartier défavorisé de la Nouvelle Orléans afin de visiter sa sœur Stella et son mari Stanley. J’en avais gardé un souvenir à la fois enchanté et malheureux d’un noir et blanc magnifique, et de la montée en puissance de l’impuissance jusqu’à son paroxysme. Je ne me souvenais plus des détails et c’est donc avec plaisir que je me suis récemment plongée dans la lecture de la pièce originale.

« Everyone has something he won’t let other touch because of their – intimate nature… »

Cette phrase pourrait très bien résumer la longue descente aux enfers de Blanche, lorsque Stanley empoigne ses précieuses lettres d’amour malgré ses supplications, la notion de viol commence à se dévoiler, et se développe petit à petit tout au long de la pièce par exemple dans cette scène où Mitch, le nouveau compagnon de Blanche et ami de Stanley, la force à montrer son visage en pleine lumière. Lorsque le viol en tant qu’agression sexuelle à proprement parler survient, on peut s’imaginer qu’il est le point culminant de cette broderie, puis la notion s’élargit au thème de l’impuissance, lorsque Blanche se voit imposer un internement médical*. Dans Un Tramway nommé Désir, on ne peut empêcher personne de toucher ce qu’on souhaiterait garder intact, que ce soit nos illusions, notre corps, ou même notre liberté.

Blanche est mon personnage préféré de tout ce que je connais du cinéma, et depuis que j’ai lu la pièce, de tout ce que je connais de la littérature, car elle est de ces personnes qui sont misanthropes pour avoir trop estimé l’être humain à la base.

« You didn’t know Blanche as a girl. Nobody, nobody, was tender and trusting as she was. But people like you abused her, and forced her to change. »

Blanche je la trouve magnifique et gracieuse dans sa gêne, dans sa gaucherie, dans ses jérémiades et ses minauderies (« Insultes-la. Si elle s’énerve c’est que c’est une pouffiasse, si elle rit, c’est que c’est une femme du monde » **). On voit tout ce qu’elle a besoin de donner, dont personne ne veut, et tout ce qu’elle ne reçoit pas. Je me disais souvent que je voudrais vivre sur une île avec des personnes comme elle, comme Victor Hugo aussi. Ceux qui ne comprennent pas « la simultanéité du bonheur des uns avec le malheur des autres. »***

Elle a un sens profond de la justice et s’en retrouve considérée comme désaxée, dans l’impossibilité de s’intégrer, d’accepter de vivre avec l’horreur.
Il suffit de voir à quel point elle se sent désemparée lorsque sa petite sœur Stella, après que son mari l’ait frappée, lui pardonne sans un mot et passe tout de même la nuit auprès de lui avant de minimiser les faits au petit matin, un sourire extatique aux lèvres.

La magnifique scène entre Stella et Stanley dans l’escalier

Impossible pour elle de concevoir l’indifférence et l’impunité, elle est prisonnière dans un monde qui ne punit que ses victimes, et ne trouve comme seule façon d’adoucir sa peine, un autre enfermement dans un monde de mensonges et d’artifices. Un des sujets de prédilections de Tennessee Williams est le besoin et l’impossibilité de fuir (accentué ici par l’huis-clos dans lequel se déroule la pièce). Blanche semble refuser de se sauver elle-même afin qu’un(e) hypothétique personnage puisse le faire, et par cet acte de compassion et de bienveillance, lui redonne foi en l’humanité.

« Whoever you are – I have always depended on the kindness of strangers. »

D’une certaine manière, elle sacrifie son indépendance, et, par extension, sa sécurité, à l’espoir d’une justice qui n’existe pas. Car au final, ceux qui ont trop souffert se voient abandonnés car ils ne sont plus assez purs. C’est une double peine appliquée aux victimes que l’on retrouve dans les mots de Mitch, celui qui est censé l’aimer. Après lui avoir dit :

You need somebody, and I need somebody. Could it be you and me Blanche? »

Il lui assène ses douloureux derniers mots :

« I don’t think I want to marry you anymore. […] You’re not clean enough to bring in the house with my mother. »

Même sa sœur, pourtant si protectrice, ne lui accorde jamais de profonde considération ou de profond soutient.

« I’m never listening to you when you been morbid »

Lorsque les choses tournent mal ou s’apprêtent à mal tourner, Stella choisit presque systématiquement l’option de partir d’un air fâché. Elle montre sa désapprobation, mais n’apporte finalement rien de concret à Blanche (que ce soit des réponses aux interrogations de Blanche au sujet de Mitch lorsqu’il lui pose un lapin le jour de son anniversaire, ou que ce soit un soutient face au viol qu’elle finira par subir) et se contente, finalement, d’éluder les problèmes par la fuite et l’abandon. (Dans la pièce, Stanley n’est jamais puni pour ses actes. Stella apprend seulement à vivre avec. C’est, selon les mots de Williams, « Victory of the apes ». Dans le film, pour des raisons de censure, Stanley est puni. Cela sert la morale Hollywoodienne.)

« Stella : I couldn’t believe her story and go on living with Stanley.
Eunice : Don’t ever believe it. Life has got to go on. No matter what happens, you’ve got to keep on going. »

Blanche est très théâtrale, tant et si bien qu’elle semble manquer de sincérité et a du mal à trouver la compréhension des autres. Elle est également obsédée par son apparence, cette beauté qui s’en va et qui semble être la seule valeur qu’on lui accorde. Obsédée par la jeunesse aussi, à la fois la sienne qui se fane, mais également celle de son ancien mari décédé, immortel dans sa pensée et qui ne vieillira jamais, lui.

« Physical beauty is passing. A transitory possession. But beauty of the mind and richness of the spirit and tenderness of the heart – and I have all those things – aren’t taken away, but grow ! Increase with the years ! How strange that I should be called a destitute woman ! When I have all of these treasures locked in my heart. »

Je sais qu’elle est pathétique, mais je l’aime profondément comme si elle était réelle. Je ne peux voir aucun film avec cette actrice (Vivien Leigh) pourtant formidable. Il n’y a que Blanche.

* D’autres très beaux films ayant exploité ce thème : Mama Roma, de Pier Paolo Pasolini, et Melinda & Melinda, de Woody Allen)
** Vivre sa vie, Jean Luc Godard
*** Notes de l’éditeur dans Le Dernier jour d’un condamné, de Victor Hugo

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